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Fragmentarium

Fragmentarium
Derniers commentaires
21 mai 2008

La suite

Fenêtres un peu techniquement bloquées

(et ne point m’énerver à comprendre,

comme le reste de l’univers

et en général absolument, le moindre particulier).

La suite ailleurs,

sans d’ailleurs bien savoir si ailleurs est plus « confortable ».

La routine, quoi.

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20 mai 2008

La perfection, quoique vive, qui éteint presque tout

William_Glackens1

Époque de silence. Époque où je puis me dire époque de silence, époque, de ces mots très difficiles, un silence. «Mais son silence n’avait même pas droit au silence, et par cet état absolu s’exprimait aussi bien la complète irréalité d’Anne que la présence indiscutable et indémontrable de cette Anne irréelle, de laquelle émanait, par ce silence, une sorte de terrible humour dont on prenait malaisément conscience», comme on dit*.

Séance du groupe de la Riponne, ce soir. Samedi dans trois semaines, je lirai peut-être «La plongée», avec les amis**. Qui est Lutz Bassmann? Lire la notice de Wikipédia? Le post-exotique en dix leçons, leçon onze***, quelques lignes? On verra. Le texte de ce soir est exceptionnel. Envie de me taire.

Ce très-vieux sentiment du silence, que rien n’est dit. Je ne dis presque plus rien, «dehors». Un très-vieux désir. Une pièce de Synge, je me souviens. Une bicoque, un très-vieux «couple». La femme est debout, l’homme est couché (au fond de la chambre unique, agonisant): il en a assez.

Je lis Koltès très lentement, très lentement, comme je lirais Duras. Une parole qui vient de la vie la plus intime, la moins personnelle et cependant la mieux adressée, entre le murmure et le cri, la vérité et la chose, la présence et la douleur, la face dévoilée, nocturne et cependant proférée, horrible, plus vive que toute santé, de la vie la plus nue. La phrase de Volodine n’a jamais été parfaite, le souffle non plus. La communauté tient par la force, le continu, les corps de la prose, cette visibilité où je finis par oublier l’imperfection de la phrase, comme si les voix parvenaient à traverser l’oreille, en dépit du froissement, et posséder le Sujet (à l’instar de tous les mondes). La phrase de Koltès n’est pas toujours «parfaite», mais d’une autre «imperfection», presque toujours celle de la vie la plus nue, un corps improbable, un arbre inimaginable, comme ça. «Parfaite» serait la phrase qui tiendrait comme un corps, qui serait un Corps, même ou surtout cassé?

Antoine Volodine est une «communauté». Ce que j’appelais naguère un «faux singulier» (l’essence d’un «Nom», d’ailleurs). «On ne pense jamais seul» (Gilles Deleuze? Félix Guattari? Mathias Clivaz, dans le texte de ce soir, Lodoronia Eskwander?). — Mais la pensée est seule (comme l’«écriture»).

Je me transforme encore, je crois. Un pan de tristesse supplémentaire (la rampe continue, et la fosse, aussi lointaine que «moi»). Quand je dois «accompagner» un(e) étudiant(e) dans ses «travaux», je dis souvent: «Vous allez creuser, descendre, atteindre des Espaces que vous serez seul(e) à connaître, seul(e) à “comprendre”. N’oubliez pas de dérouler et de tenir, derrière vous, un fil solide: si vous ne remontez pas, — du moins que le lecteur puisse venir vous chercher». Le «conseil» me paraît «judicieux», encore que je ne l’aie jamais suivi («personnellement»). Le «fil» a beau être «solide», il casse. Le «conseil» est idiot, «pédagogique»: le «texte» va devenir Matière, roche ou montagne que le lecteur, à son tour, etc.

«Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes

solitaire comme une veine de métal pur;

je suis perdu dans un abîme illimité,

dans une nuit profonde et sans horizon.

Tout vient à moi, m’enserre et se fait pierre.» ****

Lire, écrire, «parler», écouter: creuser. Les Espaces qui nous «donnés» sont irrespirables. (Cela dit, ici, contre Rilke. Encore que Rilke, ailleurs, etc.)

Le vent qui souffle, quand il n’est pas trop froid, autour du crâne comme au-travers, à l’intérieur, au point que l’Espace ne tient plus tout à fait «en place»: un mouvement qui vient de très loin et nous emporte, sans «déplacement». C’est ton visage invisible, au bord de la mer: sur le rivage et cependant à l’intérieur de l’Espace (les oiseaux se jettent, emportés dans le silence et le ressac de l’Air, dans les Hauteurs),… «Mer invisible quoique proche», écrit Beckett*****. Une phrase absolument parfaite.

A-t-on jamais entendu un «quoique» aussi beau, aussi sonore, tournant, comme si la mer, invisible, devenait «proche», et le «proche», ici dans cette phrase, aussi riche que la mer, aussi sonore, aussi vide, aussi profond, aussi liquide, aussi simple que la Puissance de l’eau, devant ton visage invisible?

«Mer invisible quoique proche», la perfection calme, qui éteint presque tout.

* Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur (1950), Gallimard, «Tel», 1992, p. 73-74.

** Lutz Bassmann, «La plongée», in Avec les moines-soldats, Verdier, «Chaoïd», 2008, p. 83-94.

*** Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, «NRF», 1998.

**** Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort (1903; trad. en 1940), trad. de l’allemand par Arthur Adamov, Actes Sud, 1982, p. 17.

***** Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 11.

17 mai 2008

La cave ou le tombeau, Igitur et sans fond

Klee1

Un mot seulement, avant que ne m’emporte le jour. J’ai vécu (de Je), quelques jours de bonheur. Le soleil se lève, je dois redescendre parmi les hommes, sans savoir si je vais pouvoir, et encore moins comment. Le bonheur: la parfaite spatialité de l’Espace, la voix de plain-pied.

Comme si «lire» était creuser à travers la noirceur terreuse de Soi, des galeries. Soudain, moyennant Exil, rencontrer certaines Créatures qui elles aussi, à travers la noirceur terreuse de Soi, errent comme des «hommes détruits» et cependant vifs, comme des miracles. Le bonheur: la douceur extrême de l’Adresse, la phosphorescence des Salutations.

(Après le cours.) La joie possède des forces de «communication» que tu ne connais pas. Encore dans l’amitié de ces éclairs si rares, après une nuit de faible et minuscule sommeil, je tombe dans le cours, pour ainsi dire intact. J’ai pris avec moi Thomas l’Obscur (nouvelle version), L’expérience intérieure et L’innommable. Au moment voulu de la «synthèse», l’été commençant de dévorer nos corps (surmontés de ces têtes que l’on sait), je ne lis pas (pas encore), mais l’inconnu s’introduit déjà dans le «discours», «ruissellement électrique», Espace où je commence à me quitter (et morsure de tout ce que je quitte, jusqu’à l’Université). La joie, sitôt présence, sitôt jetée. Il fait très beau, je suis seul, angoissé. Adrien va soutenir sa thèse, mon compte est vide. Glissement. «Ce que tu es tient à l’activité qui lie les éléments sans nombre qui te composent, à l’intense communication de ces éléments entre eux. Ce sont des contagions d’énergie, de mouvement, de chaleur ou des transferts d’éléments, qui constituent intérieurement la vie de ton être organique. La vie n’est jamais située en un point particulier: elle passe rapidement d’un point à l’autre (de multiples points à d’autres points), comme un courant ou comme une sorte de ruissellement électrique. Ainsi, où tu voudrais saisir ta substance intemporelle, tu ne rencontres qu’un glissement, que les jeux mal coordonnés de tes éléments périssables.»*

Quand tu relis Thomas l’Obscur (nouvelle version), tu ne peux plus te nommer autrement que «Thomas G. Lens», sans raison. «Thomas s’assit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta immobile, comme s’il était venu là pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume l’empêchât de voir très loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixés sur ces corps qui flottaient difficilement. Puis, une vague plus forte l’ayant touché, il descendit à son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le submergèrent aussitôt.»**

Je suis seul, écrivait Jacques Derrida (cité par Michel Lisse, de sa voix).

«Immensité criminelle

vase fêlé de l’immensité

ruine sans limites

immensité qui m’accable molle

je suis mou

l’univers est coupable

la folie ailée ma folie

déchire l’immensité

et l’immensité me déchire

je suis seul

des aveugles liront ces lignes

en d’interminables tunnels

je tombe dans l’immensité

qui tombe en elle-même

elle est plus noire que ma mort

le soleil est noir

la beauté d’un être est le fond des caves un cri

de la nuit définitive

ce qui aime la lumière

le frisson dont elle est glacée

est le désir de la nuit»***

Je suis seul. Seul avec eux, avec moi, seul avec toi, avec l’univers, — seul et coupable. «[Thomas] descendit dans une sorte de cave qu’il avait d’abord crue assez vaste, mais qui très vite lui parut d’une exiguïté extrême: en avant, en arrière, au-dessus de lui, partout où il portait les mains, il se heurtait brutalement à une paroi aussi solide qu’un mur de maçonnerie; de tous côtés la route lui était barrée, partout un mur infranchissable, et ce mur n’était pas le plus grand obstacle, il fallait aussi compter sur la volonté qui était farouchement décidée à le laisser dormir là, dans une passivité pareille à la mort. Folie donc; dans cette incertitude, cherchant à tâtons les limites de la fosse voûtée, il plaça son corps tout contre la cloison et attendit.»****

Oui. Ce peut être «dit» de «moi»: je ne suis pas «le seul», et cependant je suis seul, à.

«Quand j’exprimai le principe du glissement — comme une loi présidant à la communication — je crus avoir atteint le fond (je m’étonnai qu’ayant donné ce texte à lire, on n’y voie pas comme moi la trace signée du criminel, la tardive, et pourtant décisive explication du crime… Il faut le dire, il n’en fut rien).»*****

J’ai de la peine à imaginer la présence d’un homme. Il y en a certes autour de moi (quelques-uns, une «ville»). Certes, il y en a «Un», encore «un» («autour» de «moi»). Mais il faut le dire, il n’en est rien. — La trace signée d’un criminel, au sein d’un univers «coupable»?

Je ne crois pas avoir atteint le «fond».

Folie donc, Igitur.

«Quand j’arrive au rivage, je m’en retourne, vers l’intérieur. Ce n’est pas une spirale, mon chemin, là aussi je me suis gouré, mais des boucles irrégulières, tantôt brusques et brèves, comme valsées, tantôt d’une ampleur de parabole, embrassant des tourbières entières, et tantôt entre les deux, quelque part, et axées invariablement n’importe comment, selon la panique du moment. Mais à l’époque dont je parle c’en est fini de cette vie active, je ne bouge ni ne bougerai jamais plus, à moins que ce ne soit sous l’impulsion d’un tiers. En effet, du grand voyageur que j’avais été, à genoux les derniers temps, puis en rampant et en roulant, il ne reste plus que le tronc (en piteux état), surmonté de la tête que l’on sait, voilà la partie de moi dont j’ai le mieux saisi et retenu la description.»******

Devra pour une fois me suffire le bonheur, donc.

*Georges Bataille, L’expérience intérieure (1943 ; 1954), Gallimard, «Tel», 1992, p. 111. Je souligne.

** Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur (1950), Gallimard, «Tel», 1992, p. 9. Je souligne.

*** Georges Bataille, «Le Tombeau» (pré-publication en 1943), in L’archangélique et autres poèmes, Gallimard, «Poésies», 2008, p. 25-26. Je souligne.

**** Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur, op. cit., p. 15. Je souligne.

***** Georges Bataille, L’expérience intérieure, op. cit., p. 115. C’est Bataille qui souligne.

****** Samuel Beckett, L’innommable (1953), Minuit, «Double», 2004, p. 66-67. Je souligne.

12 mai 2008

La Voix de l’exorcisme (douceur de l’Extinction)

Le_Bernin1

Calme silence ici-bas de bloc chu de désastre obscur; après quoi je me relève, dans les ruines, pour voir si d’aventure, et de quelle sorte de créature, si c’est encore un homme ou seulement trace, archive de présence, quelque chose de senti. On ne cesse de respirer, quand je suis debout, assis, couché. On ne cesse de me faire savoir que je suis en vie, depuis le début. Je finirai de lire Lutz Bassmann, dans le train*. Cette voix dans laquelle on entend quelques mots de l’entrevoûte initiale, extraordinaire. Comme si l’écriture de Bassmann devait être entendue, «forcément», à l’intérieur d’une langue «étrangère». Comme si je ne «supportais» le «français» que de cette manière, traversé de voix par une autre langue, chaque syllabe d’une musicalité qui ne s’entend que sur le seuil d’une autre musicalité, présente et fantomale (la «pluie battante» d’une autre langue qui viendrait mouiller celle que je «parle», la rendant plus belle, presque liquide, étincelante et ronde, douce à mourir, éclatante). Nocturne de cette langue que nous parlons d’évidence, si mal. Nocturne de ce «Monde» que nous fuyons dans la Connaissance et dont nous évitons, d’inconscience, Je ne sais quoi. Le «Monde» le moins su revient dans cette langue qui reste la «nôtre», par une bouche inconnue. Le silence encore, mon propre silence, maintenant. L’entrevoûte initiale, de quel «genre» était la Voix? Ici, de corps et d’archive, elle devient féminine (voix grave, sublime). On ne sait pas qui parle, dans «Un exorcisme en bord de mer». En bord de langue, en bord de «Monde», en bord de Voix: d’un Nom à l’Autre (Schwahn),… Le sauvetage passe par le feu, les balles, cependant que la Voix reste douce, plus délicate qu’un amour, aussi calme qu’une oraison. Je me souviens du Salve Regina, s’élevant, nocturne, dans un monastère cistercien. Les moines dans le chœur, propageant soudain la Nuit dans l’Espace, le Silence dans la Pierre. Ce n’était pas à l’Abbaye cistercienne de Tamié, non loin d’Annecy, d’où me viennent les voix que j’entends à l’instant. C’était à l’Abbaye cistercienne de Hauterive, près de Fribourg, en Suisse. La Voix de l’exorcisme, moins chrétienne que chamanique ou tibétaine, d’une même douceur triomphante, — au milieu des flammes. Et cependant, sans que la douceur à mourir ne cesse un seul instant, «Un exorcisme en bord de mer» connaît la douleur et la mort, sans que nous sachions de quelle voix à quelle voix, de quel corps à quel corps, comme si tout pouvait avoir lieu, dans cette entrevoûte initiale, entre soi et soi. Cela du reste qui arrive, peut-être, de Bassmann à Volodine, de Volodine à Bassmann, et de la Voix à soi? Si le livre est bien cet «instrument spirituel» dont parlait Mallarmé, instrument de combat (de douceur extrême), Avec les moines-soldats vient d’opérer, de Voix de combat, de douceur extrême, — à travers «moi».

«— La nuit est tombée, ai-je dit. L’incendie va venir. Il est temps que tu bouges et que tu sortes.» (p. 32)

* Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, Verdier, «Chaoïd», 2008.

11 mai 2008

Quand la carcasse de l’Angoisse, bien mordue par le Vide,…

Sans_titre

Les deux «fenêtres» me donneraient deux «murées de l’Être» (Catherine Malabou). Silence à venir de quelque six ou sept jours, ici et là. Une semaine entière ou presque sans «mon» ordinateur, autant dire sans «moi». Après l’excitation angoissée de la «rédaction» (donnant lieu à «texte» improbable), «quelque chose» du moins pour «figurer» «quelque part» (comment faire autrement, à moins de renoncer?), la fatigue a suivi sa trajectoire habituelle: vide, Angoisse, dévastation, sottises. Un mur de toile, un projecteur (le film terminé). Le projecteur continue de tourner, à vide. Le mur de toile continue son office, lumière grise projetée. L’Angoisse s’installe. On dirait une occupation de l’Espace, d’abord. Ensuite, très rapidement, l’Espace en tant que tel, autant dire, — Je ne sais pas. On tourne et retourne, dans la Caverne. On ne se tourne pas, on ne se retourne pas (l’Espace est entier). Je connais bien cette expérience, où rien n’est connaissable. La «folie du “Livre”» intervient ici, en général. Quand on a été «chrétien», il y a dans son «corps» une place, devenue vide, où l’Angoisse attend encore, «Livre fantôme» (comme d’un Membre amputé), une Voix. La bibliothèque connaît un Incendie: les livres se défont, ruines dans la chambre, cendres qui tiennent encore en volumes, on ne sait comment. La très-singulière Supériorité de Beckett, extraordinaire: comme si, , l’Incendie avait été «anticipé». (Volodine aussi, dans une moindre mesure.) Je ne «reprends» pas Beckett, je reste «seul». La zone de danger s’annonce: les sottises peuvent commencer.

Je m’aperçois que je ne connaissais même pas l’existence de ce livre: Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Gallimard, «NRF Biographies», 2003. «Livre fantôme» (forcément décevant, forcenément irréel), je pourrais devenir «fou». Comme si tous les livres se mettaient à disparaître, je ne songe plus qu’à «celui-ci». L’Angoisse prend une forme, un volume, un «prix». Je connais la bêtise du leurre, le mécanisme de cette «folie». Je «sais», mais je suis «possédé». Pendant ce «temps», naturellement, je ne songe plus à ma propre «folie», au Vide, à l’Angoisse nue, à l’Espace, à tout ce qui dévaste ma vie, dévastée. Bêtise, sottises, idiotie. Je commence à me détester.

Je prends cette carcasse, puis la jette (à l’intérieur de l’Angoisse). Mais je «sais», d’«expérience», que ce «Livre» ne me lâchera plus. Saloperie de chien qui se jette sur ma carcasse, où que je me tourne ou me retourne: le livre «attendu»,…

La «forme» de la douleur est ridicule. Son «fond», aussi vaste que l’Angoisse: nul et absolu.

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10 mai 2008

Le train de l’oubli, quand même

Keaton1

«Les lecteurs me gênent. J’écris, si vous voulez, pour le lecteur inconnu» (Henri Michaux)*. 

Le discord natif de la mémoire, l’oubli. Quand je m’aperçois que j’ai perdu la lettre de J.D., je ne sais trop quand je m’en aperçois, encore moins quand je la perds (ni dans quelles circonstances), je n’éprouve presque rien. Ce presque rien est conforme à ce que je tiens pour la nature de mon lien à cette lettre, un passé qui n’a presque jamais été. Longtemps, la lettre a reposé dans un casier du secrétaire de mes grands-parents, entre les tiroirs. Elle se perd quand je me transporte dans la chambre, peut-être. J’entends la voix de J.D. Elle m’agace, parfois. Sa pose, son «secret». Quand Jean-Luc Nancy dit son premier sentiment devant les textes de Jacques Derrida, comme si, pour la première fois, de présence et de philosophie, je crois. La lettre de J.D. m’a fait bien «plaisir», évidemment. Je me suis montré assez «froid» (évidemment, je n’ai pas «répondu»). À vrai dire, pour tenter d’être «sincère», je «savais» que j’entendais «bien». Comment, ce «savoir», de quelle entente, au nom de quoi? Je ne sais pas, je «savais». Seulement touché par la gentillesse, justice sans aucun doute distributive, harassante, excessive. Le texte fort bref que je lui avais fait parvenir à son adresse personnelle (depuis très longtemps perdue, bien avant sa mort), comment l’avais-je montré à Jean-Luc Nancy? Envoyé? Donné? Je ne sais plus. J’éprouve un certain «plaisir» à songer que Nancy m’a complètement oublié. J’arrive dans cette rue dont j’ignore à présent le nom, très à l’avance. Je ne voudrais pas me perdre à la dernière minute, je repère la rue, la maison, très à l’avance. (J’oublie la lettre de J.D.) Je devine la silhouette de Nancy sur un balcon, je me retire très vite, dans un bistro. Combien de temps vais-je pouvoir rester auprès de Nancy, une heure, une heure et demie, deux heures? Je ne sais plus. Je ne sais plus très bien non plus de quoi nous «parlons». J’entends seulement sa voix, à l’instant, sa gentillesse. Il est question de la Grèce, je crois. Je ne suis pas encore «athée», Nancy ne l’est déjà plus. Évidemment pas du tout «croyant», «théiste», «catholique», je ne sais trop quoi**. Nous parlons du christianisme, de Derrida. Nancy, pour tenter d’être «sincère», finit par déclarer une «entente» qui me fait bien «plaisir», évidemment. Nous passons dans la cuisine, je me souviens très bien. Je crois que je ne fume pas, sans bien comprendre comment. Nancy me prépare un café, je me souviens très bien. Cette délicatesse est mon plus beau souvenir, quand je pense à cette entrevue. Je devine, me connaissant déjà, que je ne souhaite pas une «suite». Il est question d’une cotutelle, dans la cuisine. Je fais un peu comme si, mais je devine, me connaissant déjà, que cela ne se fera pas. Le bonheur me suffit. Parjure de l’écriture, dit Jacques Derrida. Hyperbole de J.D. (Nancy a l’Infini plus doux). Je peux lire, je me retire. Jean-Luc Nancy existe, tel que. Le bonheur me suffit. (Comme si, perdue, la lettre de J.D. ressemblait à mon nom.)

«Le chemin ascendant et descendant sont un et le même» (Héraclite, DK B60 / M 33, trad. Jean-François Pradeau). (Je serais assez heureux de pleurer, quand même.)

* Cité par Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994, p. 9 (note 2).

** Cf. Jean-Luc Nancy, «Athéisme et monothéisme», in Gérard Bensussan et Joseph Cohen (dir.), Heidegger, Le danger et la promesse, Kimé, 2006, p. 7-24. Cf. aussi, d’abord, La Déclosion, (Déconstruction du christianisme, 1), Galilée, «La philosophie en effet», 2005.

7 mai 2008

La douleur, de quoi à qui?

Tarkovski1

Je n’appelle ça un «sentiment» que faute de connaître un autre «mot». Comme si tous les «mots», soudain, se refermaient sur un Sujet, scellaient un transcendantal (la bouche, le crâne, le tronc, la cervelle, une zone d’individuation matérielle, à scansion finie). On habille la boîte, visage et garde-robe, sur pieds comme sur des roulettes, entr’ouverte pour les différents leurres de «communication». Le sentiment d’entrer dans une zone plus dangereuse, de détresse.

Le contenu n’est pas le contenant. Le contenu n’existe pas à la manière d’un corps, le contenant existe sous forme de hantise (douleur et crainte). On assiste comme à un écoulement d’essence, comme si les qualités humaines, instables de structure, fuyaient. Je commence à me méfier des hommes, des femmes, (jamais des enfants). L’idiot des Haïkus de prison* est très «résistant». Le professeur se pend dans le wagon. Le transport, ici sur place, la prison et l’enfer. Il fait beau à Lausanne, 17° de soleil (très-efficace). Les qualités humaines sont satisfaites, je n’existe pas.

(Bien plus tard.) Je vieillis. Autrefois j’écrivais des âneries sans y penser, sachant bien que ces âneries étaient des âneries, mais sans y penser. Aujourd’hui, j’ai peur. Non pas de ce que les gens peuvent penser (dans la situation d’un «colloque»), peur de ce que je peux encore écrire, sentir, «penser». Je me retourne et c’est le vide, consolation qui ne console, continuum dans lequel je me tiens, dans lequel je vais devoir «écrire». Je vais devoir «écrire» «sur» Maurice Blanchot, exactement comme si je n’avais jamais rien «écrit», le peu sans la moindre «valeur», oublié. Mais sachant aussi que le peu qui sera «écrit», sans la moindre «valeur», est déjà oublié. « Apprends à penser avec douleur.»** J’étais «jeune», je «lisais». À qui s’adressait cet impératif, ce tutoiement? Cela ne pouvait pas s’adresser à «moi» («penser»!), cela ne s’adressait pas vraiment à «Maurice Blanchot» («Maurice Blanchot»!). Cet impératif serait sans adresse, sans destination possible (désastreux). «Apprendre». Peut-on imaginer mot qui serait moins approprié à l’écriture du désastre, à la douleur, à la pensée? Mot qui serait hegelien, travail et douleur, Savoir et négativité. La Nuit obscure finit dans les Noces, traversée. La finitude serait le fini traversé, infiniment toujours traversé (au présent, l’à-venir infiniment toujours déjà présent, se traversant). Mais non. Un impératif qui n’est pas un indicatif, présent ou futur. Un fragment parfaitement «inutile», contre tout ce qui de surcroît m’est si cher, de Nietzsche. Mais Nietzsche pense avec douleur, la transfiguration (la danse, la légèreté, la joie, la santé, la douceur, l’innocence, le rire). Sans destination possible, de quelle voix parle ce fragment? Maurice Blanchot écrit, certes. Maurice Blanchot ne pense pas, ici. Maurice Blanchot n’écrit pas. Peu importe, ce que «dit» ce fragment, le «sens» de ce qui est «écrit» ici. J’ai oublié ce fragment, un nombre incalculable de milliers de lunes. La vie m’a appris. Je ne comprends pas, je ne sais pas, je n’ai pas «appris». La vie parle, pensée perdue, douleur seule, le fragment oublié. On n’a pas «obéi». On n’obéit pas à la vie, encore moins à une parole, encore moins à un livre, et encore moins à un fragment. Le fragment est dénué de sens: c’est la vie qui, avec douleur, prend. Maurice Blanchot entend «parler» («écrire») dans une langue qui n’est pas atteinte, morphologiquement, syntaxiquement, par le désastre. Le désastre absent de langue, la langue souveraine (rien). La vie ayant parlé (un peu), avec douleur, je pourrais dire: « Cela qui sera pris, avec douleur, apprendra à  penser avec douleur, sans savoir». Finalement tu es là, guère plus avancé que lorsque tu ne savais pas. Tu n’as pas appris, sans savoir tu as été pris, la vie (avec douleur), sans y penser. Et soudain, tu vois le fragment se diviser, tu ne penses pas avec douleur, tu penses à peine, tu sais que tu ne penses pas: tu penses avec douleur, avec peine, comme tu marches avec fatigue, découragement ou ennui. La douleur n’est plus un substantif qui viendrait s’ajouter à la pensée: la pensée, la douleur.

«Schwahn! a-t-elle hurlé brusquement. Tu n’as rien à faire ici! Bouge, mets-toi en marche, éloigne-toi à jamais de cet endroit où tu t’es égaré!

Je me sentais troublé. Je ne tirais toujours pas.

Mariya Schwahn, ai-je pensé. J’entends ta voix. Je comprends à peine tes paroles, je ne comprends pas la situation, mais j’entends ta voix.

Il est bien que maintenant tu me parles, ai-je pensé. Il est bien que ce soit toi. Mariya, qui me parles, en ce moment, et pas une autre.

— Jean Schwahn! a-t-elle poursuivi. Écoute ton nom! Jean Schwahn, petit frère! Que sur ces plantes horribles, sous cette pluie battante, devant ce feu tu sois malheureux ou non n’a pas d’importance! Cette maison autour de laquelle tu rôdes ne peut plus t’accueillir. Que tu dormes ou non n’a pas d’importance. Je vais te réveiller et te guider vers les sommeils où tu as ta place. Le lieu que tu occupes en ce moment n’est pas conçu pour ta présence. Tu t’y es égaré. Il faut partir. Je vais te montrer le chemin pour partir.»***

Qui parle à qui, quel Nom, quelle voix, pour exorciser «finalement» quelle présence, ici ?

* Lutz Bassmann, Haïkus de prison, Verdier, « Chaoïd », 2008.

** Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 219.

*** Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, Verdier, « Chaoïd », 2008, p. 39-40.

3 mai 2008

Angle mort nauséabond (la Suisse de Peter Rothenbühler)

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On ne se quitte plus, petite maladie et «moi». Comprends pas. Sitôt que ça semble, ça revient. Mieux, je sors; moins bien. Comment rester plus tranquille que ces derniers jours, sais pas. Tant que l’on peut encore faire comme si elle n’était pas tout à fait là, ça va. Il y a dans l’Espèce, bien avant la «littérature», une manière de Comme si. Pour honorer tradition familiale et citer petite maman: «Parle à mon cul, ma tête est malade». Par quoi il est possible d’entendre (si j’ai bien compris depuis l’enfance): «On dirait que tu n’es pas là». (Approximativement.)

Il y avait donc à sortir la carcasse, commissions pour les enfants ce soir, Quartier Général de campagne de Russie, en fin d’après-midi. Le baron Philipp von Boeselager est mort jeudi dernier, conjuré assassin manqué du Führer, le 20 juillet 1944, le 1er mai 2008. Sans trop y croire, je descends voir si, par hasard, Bernard-Marie Koltès. La libraire sert un client, me dit J’ai quelque chose à vous dire!, j’attends. Regardez voir, me dit-elle, c’est Antoine Volodine! M’en tiendrai quant à moi à Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats et Haïkus de prison*. Pensait me l’apprendre, lui n’arrivant pas à faire comme si, me raconte ensuite le «parcours éditorial», comme si ne savais pas. Connivence que l’Espèce affectionne, sans rechigner. Me demande chaque année si je souhaite des entrées pour le Salon du Livre (Genève), répondant chaque année Non merci, merci beaucoup (Je suis touché). Agenda de la Pléiade (en support régulier de capitulation temporelle), comme si dans l’Idée que je me ruine (chaque jour pour ainsi dire que soleil), «méritant bien». Encore à nouveau touché. Je profite de la zone d’humanité franchement ouverte pour lui demander Minuit. Me raconte alors l’histoire, Jérôme Lindon et L’Âge d’Homme, camionnette se rendant à Paris pour transporter le stock, la raison du retard chronique, son politique bienfondé. Devant telle Raison me soumets rechignant quand même, quand je repense, quand même, à Bernard-Marie Koltès. Lutz Bassmann à lire, Koltès à Paris. Seulement que «Koltès à Paris» me projette dans Blanchot et Mallarmé (le vierge et très-peu vivace «aujourd’hui»).

Le 1er mai 2008, jour donc où meurt le baron Philipp von Boeselager, jour donc aussi où sortie de corps (sans trop pouvoir sortir de carcasse), des «autonomistes» viennent «troubler» ou «gâcher» la «Fête du travail», à Lausanne aussi. La «Fête du travail»! «Les gens, quand même» (Jean-Philippe Toussaint, in Monsieur, Minuit, 1986). Slogan (songeant à Maria Soudaïeva**): «Nous sommes la rage vivante d’une planète mourante». Émouvant. (Le Nous est frénétique.) Me souviens de ma première «manif’», ne sais en quelle année, contre les banques qui soutenaient l’Apartheid. Sortant de la «manif’», entrant dans le Café Romand, insulté par la serveuse à bijou d’or très-viril dansant sur la poitrine, amusant. «Il veut quoi le petit con à lunettes excité?», encore à nouveau, très-touché. Quelques années plus tard, les sacs d’ordures que nous projetons contre une autre banque (l’embarras du choix n’embarrassant guère l’Action restreinte, en Suisse). Quoi de plus naturel, je veux dire de plus conforme à nature, que de projeter le Signifiant contre la Chose? (Amor intellectualis.) Josef Fritzl, dont le Château craint le suicide (prison d’Amstetten): «citoyen parfait», d’«ordre» et d’«allure». Grossier immonde salopard imbécile de Peter Rothenbühler (Rédacteur en chef du «Matin», «Le quotidien romand»!), écrivant «C’est peut-être là qu’il y a un problème particulier en Autriche: quand la façade est belle, et Dieu sait qu’il y a de belles façades à Vienne, on n’aime pas trop gratter». Un «problème particulier en Autriche», écrit le grossier immonde salopard imbécile Peter Rothenbühler, en Suisse! (Un moment de petite bonne humeur.)

Quand les enfants seront couchés (ce soir), oreilles branchées, me reprojeter La Pianiste***.

Qui fait Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, en Suisse? Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt étaient des enfants de chœur, Niklaus Meienberg décédé suicidé? Merde alors, qui fait? Et ce grossier immonde salopard imbécile de Peter Rothenbühler qui ose écrire que l’Autriche est un «cas particulier», en Suisse! A-t-on jamais vu ce grossier immonde salopard imbécile de Peter Rothenbühler renoncer à écrire une moindre ou abjecte infamie? Je lis tout (depuis le début), — jamais vu!

* Verdier, «Chaoïd», 2008, deux fois.

** Maria Soudaïeva, Slogans, trad. du russe par Antoine Volodine, L’Olivier, 2004.

*** Michael Haneke, La Pianiste (2001), DVD, mk2, 2004.

2 mai 2008

«Ce n’est pas ma faute», pour Gaotian

Odile_Redon1

Je me fais une idée assez simple de l’usage de ces fenêtres: sans autre «sens» que «pour moi», a priori. La propreté de pouvoir poser sans la moindre rature (toujours dans un cadre blanc), la possibilité de justifier, cette police que j’aime, et surtout les images, qui me prennent parfois, pour les trouver, plus de temps que le texte. Me souviens de Yaël, puis Nathan, jouant à faire tomber un cube, une étoile, un disque ou un triangle, dans le «bon trou». Le «trou» ici n’existe pas, mais faire tourner les images jusqu’à ce que je «sente», après le texte, j’aime beaucoup.

Je nettoie souvent les fenêtres, la peur des «vieux os». Si le nombre de visiteurs ne m’a jamais intéressé, j’ai toujours été assez curieux de voir les pays dont ils proviennent, pour rêver. Curieux, aussi, d’apprendre par quel hasard de mots ils sont arrivés, ici ou là. Ces derniers jours, je suis un peu navré de voir que des visiteurs ouvrent les fenêtres en raison d’un nom qui ne figure plus dans les textes, fenêtre(s) nettoyée(s). (Me console en me disant qu’ils n’auraient rien «appris».)

J’«écris» «pour moi», mais, sachant que je peux être «lu», je n’«écris» pas «tout». En revanche, je m’efforce de rester aussi «ennuyeux» que je suis, bavard de remuement de carcasse intérieure, un Espace affranchi. Prothèse qui m’aide à «me dire» (non pas à me dire «moi», mais à me dire, à moi). Certaines phrases — Badiou les appellerait-il des «énoncés»? — qui nous restent dans la chair, oubliées de forme, incrustées de «sens», comme celle de Kierkegaard consistant à dire que la prédication est vaine si elle ne s’adresse d’abord au prédicateur lui-même. Je ne suis plus chrétien, j’ai «prêché» dans ma vie sept ou huit fois, vie passée qui maintenant me fait sourire, sans méchanceté. Sans parler de «prédication» (naturellement), peut-on parler comme on se parle, dans la vie de tous les jours? Difficilement, je crois. La petite écriture (ici), sans avenir ni durée, est cet Espace dans lequel, un peu, je puis. Sans elle, sans Lui, je deviendrais «fou», sans doute. Plus malade que je ne suis, en tout cas.

Je dis que je suis «malade», ça ne se dit pas. Je n’irais pas jusqu’à solliciter la maxime selon laquelle la vie est une maladie, comme telle. Je n’en sais rien. Quoi que je fasse, depuis que je suis né je crois, je vois seulement que je ne suis pas «adapté». Beaucoup d’efforts pour tenter de me faire à ce qui m’entoure, tenir dans ce qu’ils appellent le «monde», le «travail», l’«État», la «Loi», les relations «froides» (normées), etc. Très poli, presque propre, citoyen presque responsable, sur quoi les Impôts et la Protection civile peuvent à peu près compter! Numéro calme et discret, «rangé». Je suis un «homme», indéniablement. Un «individu», si je souhaite commencer à répondre à Gaotian. Papa, Maman, langue(s), histoire(s), «identité» plus ou moins «narrative» (je commence à répondre, je commence à grimacer). Bien sûr, l’identité n’est pas forcément cet «atome essentiel», par-delà ou par-dessous le discontinu (hypostase, substance, propriété plus ou moins foncière (ousia)). La symphonie pastorale de Ricœur est bien connue (Ipséité et Mêmeté, etc.). — Mauvaise piste, je m’ennuie.

Singularité. La flèche dans son carquois n’est pas «singulière», droite et serrée entre les autres flèches, immobile. Elle devient singulière au moment où se retirent les doigts de l’archer. Question de souffle. Est-ce dans un Robin des Bois, une flèche qui vient fendre une autre flèche, à l’endroit où cette dernière s’est fichée? La seconde flèche vient fendre la première, singularité contre singularité. Question d’Espace. Cas limite (Robin des Bois): les flèches, chacune à son «tour», une à une chaque fois Seule, singulière. Mais le singulier est ce que j’appelle (pour l’instant) un faux singulier (au sens grammatical, «numérique»). Je deviens sérieux, pardon (j’allais citer ma thèse, la notion de Composition, mon dieu!). Un composé (chimique, physique, organique, linguistique, un agrégat). Un agrégat singulier, une composition, un devenir discontinu dans le Continu de l’univers (une pro-duction des Étoiles, si ma Mémoire est bonne!). Je ne suis pas ce qu’ils appellent un «corps», un «individu», une «âme», une «personne», un «sujet». (Ou alors un «Sujet post-événementiel», mais passons.) Quand on observe une particule, elle devient ceci ou cela, selon l’observation. Quand je n’apparais pas, je ne suis pas, du moins pas «comme ça». Est-ce que l’écriture serait une manière, une tentative d’Apparaître, autrement que? (Je songe à Michaux.) Nous voilà bien, voilà que je songe aussi à Foucault! Quand vous me dites, quand je me dis (éventuellement): Je suis un homme (ceci ou cela, développons l’enveloppe), un discours. (Le dernier livre de Paul Veyne est très éclairant*.) Personnellement, si j’ose dire, je serais plutôt un Espace, dans le discontinu du devenir qui n’est pas l’«arbitraire» plus ou moins fou dont l’Ordre a la hantise, si le discontinu est une composition de la matière dans le temps, lignes, ponctuations, verbes, adverbes, substantifs, grammaire et style, justement. Je vois telle roche: tel style à épuiser le temps (de la molasse au diamant). L’Espace qui vous parle (curieux, je m’adresse un peu à Gaotian), une matière dans la durée, des éboulis, des forces, des cicatrices, une manière de la matière que nous pourrions appeler une Espèce. Le devenir-baleine de l’Espèce qui vous parle n’est pas le devenir-baleine de la baleine, évidemment. Pourquoi pas un homme, plus simplement? Parce que l’homme est un discours de l’Espèce, au sujet de laquelle nous ne savons (presque) rien. La trop fameuse «fin de l’homme» n’est évidemment pas la fin de l’Espèce! (Paul Veyne le dit fort bien, simplement et calmement!). Bref. L’Espace, à travers voix, n’exprime pas une chose qui demanderait à Apparaître. Je ne cultive pas l’anonymat (en principe je m’appelle Thierry Laus) mais «cela» qui d’habitude «apparaît» ainsi: sans intérêt, ici. J’entends: sans intérêt «pour moi». Poursuivons.

Je ne m’«invente» pas, comme si devait s’ajouter à un littéral (Thierry Laus) un transport (fiction, métaphore, pièce montée ou chateaubriand). Je ne méprise pas l’«autofiction» à l’œuvre, seulement l’«autofiction» comme «catégorie critique» (une idiotie métaphysique). Je ne m’invente pas: je suis une invention. Une invention sociale, psychologique, politique, familiale, corporelle (grain de sel à dose variable). Quand se taisent (un peu) les haut-parleurs (foncteurs d’identité, pour me faire peur!), un autre Espace, une autre voix, un autre «moi» (tout à fait corporels, matériels: tout à fait littéraux). Je n’ai pas Quelque chose à exprimer, j’ai Quelqu’un à être, l’inexistant dont parle Alain Badiou: en acte d’Apparaître et justement de Corps** (tout à fait juste, Alain Badiou, quand il se propose de reconstruire l’Idée de Jacques Derrida***). Mais passons!

(Courage, Gaotian, fuyez!)

Encore rien dit de la Chine (mais encore rien dit, de rien). Nos petites «écritures» «contemporaines»? La formidable, extraordinaire et foireuse créativité bio-logique, je dirais****. Nature aimant à se cacher, mais aussi à se perdre, à disséminer forces, manières et matières (Nietzsche, généreusement, a tout «compris»). Oui, mais ne pas séparer ni dialectiser Dionysos et Apollon (ni Éros et Thanatos, mais passons!). Je dois à un ami très cher la certitude «philologique» que le «couple» Dionysos et Apollon, encore métaphysique (platonico-schopenhauerien), devient par la suite Un-Multiple (faux singulier): Dionysos aimant à Apparaître, (se) détruisant pour, apollinien par «nature» (& Retour). Cela répond-il de quelque manière à la question du «contemporain»? Vous voyez qu’avec Nietzsche (unzeitgemässig),… Parfois Beckett est contemporain de Démocrite ou d’Épicure, de Dante ou de Shakespeare. Mais qu’il puisse le devenir est peut-être un «fait» d’époque, du «contemporain» justement? Je ne sais pas. (Le «fait» de Joyce qui le précède irait dans ce sens, je crois.)

Je n’ai rien dit mettons, comme eût dit Beckett. Ou bien Pardon, comme eût dit Derrida.

Ah oui, je voulais parler du corps (Isabelle Queval, Le corps aujourd’hui, Gallimard, «Folio Essais», 2008). Premier charme: s’écarte de David Le Breton. — Mais la carcasse ne répond plus.

* Paul Veyne, Foucault, Sa pensée, sa personne, Albin Michel, «Bibliothèque Idées», 2008.

** Cf. Alain Badiou, Logiques des mondes, L’être et l’événement, 2, Seuil, «L’ordre philosophique», 2006.

*** Cf. Alain Badiou, «Jacques Derrida (1930-2004)», in Petit panthéon portatif, Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, G. Châtelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, Sartre, La fabrique, 2008, p. 117-133. Repris sous le titre «Derrida, ou l’inscription de l’inexistant», in Marc Crépon et Frédéric Worms (éd.), Derrida, la tradition de la philosophie, Galilée, «La philosophie en effet», 2008, p. 171-181. On peut écouter ou voir et écouter cette conférence extraordinaire, intitulée alors «Derrida ou la localisation de l’inexistance», ici.

**** Cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (1943), PUF, «Quadrige Grands Textes», 2005.

1 mai 2008

Joyeux très sombre, Theodor W. Adorno

Adorno1

Encore à nouveau malade sans pouvoir, paralysé, se tirer du côté de ce qui justement se dirait, si je pouvais. Me contenter de sortir quand même, seulement de corps (tant que dehors tient), encore debout. Entre deux fenêtres à peu près perdu, me demandant si justement ne s’indiquerait une troisième, justement laquelle, condamnée. Vieux corps d’écoute, ne s’entendant qu’à entendre les manifestations les moins sonores de l’attente, en dehors de soi. La tête ne supportant de déchiffrer quoi que ce soit, déchiffrer les journaux. Ne produisent aucune forme d’intelligence à l’intérieur, un vaste dégoût non pas du «monde», mais de ce que les journaux parviennent à en «dire». Je me souviens de l’enfance, quand on ne savait pas d’où nous parlaient les voix dans le papier, comme si elles étaient «crédibles», «honnêtes», «sérieuses». On connaît murs, tapisseries, famille étroite à peine, sans voyager plus loin que le sable d’Italie. On n’a pas encore bien connu presque rien, ni découvert qu’il y a des livres (en dehors de ces journaux qui se lisent), un principal le 24heures, les autres à la chance quand la voisine, madame Goumaz ce doit être, avant de jeter les siens. C’est formidable comme alors on peut croire, comme autour de soi les gens croient, trouvent dans les journaux ce qu’ils croient, les journaux écrivant ce que les journalistes croient (ou croient qu’il s’agirait de croire), un cercle dans lequel un monde devient clair, cohérent, universel à force de va de soi, littéralement idiot. Encore qu’après, l’école puis l’université perpétuent l’idiotie par défiance et «distance», ce rebut d’homme que disait Nietzsche, à cligner d’œil (comme de toujours de bien entendu, — mais de quoi?). Nouveau manège, si nouveau tour par Sciences sociales ou politiques, encore que l’animal puisse aussi cligner d’œil par Kant, Husserl, Heidegger, Althusser, Debord, Bourdieu ou Muray (c’est égal: du moment que)*. Nouveaux manèges nouveaux tours, à guichet de têtes plus ou moins farcies. Non, les journalistes ne racontent pas «n’importe quoi», seulement des saloperies précises dans une langue qui donne envie de ne pas être (à «traçabilité» de circonstances, moins difficile que tête de veau vinaigrette). Venant comme ils disent de «milieu social» comme de carcasse, on prend son temps, souvent encore surpris de me surprendre à être surpris de l’invraisemblable connerie des universitaires que je fréquente (à temps partiel et chou-fleur de Science artificielle), — comme je me surprends ce jour à me surprendre encore, quand je déchiffre les journaux. Sachant maintenant que nullement voix se croyant intérieure ne prétendrait à connerie moindre, ne restent que les corps vrais qui se portent, parfois transportés, dans l’invraisemblable obscurité (criminelle) du clair et cohérent, universel va de soi de l’idiotie des mots**. Me souviens à me taire de Minima Moralia, éblouissant aussi Michel Foucault. Va soudain mieux (de cœur), presque joyeux sombre, grâce à Theodor W. Adorno. Maintenant que va soudain mieux (d’un seul coup de «mémoire»), voit à nouveau que malade, encore à nouveau,…

* Et le prêtre de montrer cire de sagesse (ou d’occurrence de pasteur narco-pharaonique), Paul Ricœur ou le traître, Jürgen Habermas. Être né en juillet 1972, — quel très jeune très vieux con! Pour dire (à clarifier «image» en manière benjaminienne): voir le «visage» de François Mitterrand se grossièrement pixéliser d’écran, — mais quel très jeune très vieux con!

** Pour que «corps vrais» ne se prête à fascisme, cf. le très-aimé Alain Badiou.

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