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10 mai 2008

Le train de l’oubli, quand même

Keaton1

«Les lecteurs me gênent. J’écris, si vous voulez, pour le lecteur inconnu» (Henri Michaux)*. 

Le discord natif de la mémoire, l’oubli. Quand je m’aperçois que j’ai perdu la lettre de J.D., je ne sais trop quand je m’en aperçois, encore moins quand je la perds (ni dans quelles circonstances), je n’éprouve presque rien. Ce presque rien est conforme à ce que je tiens pour la nature de mon lien à cette lettre, un passé qui n’a presque jamais été. Longtemps, la lettre a reposé dans un casier du secrétaire de mes grands-parents, entre les tiroirs. Elle se perd quand je me transporte dans la chambre, peut-être. J’entends la voix de J.D. Elle m’agace, parfois. Sa pose, son «secret». Quand Jean-Luc Nancy dit son premier sentiment devant les textes de Jacques Derrida, comme si, pour la première fois, de présence et de philosophie, je crois. La lettre de J.D. m’a fait bien «plaisir», évidemment. Je me suis montré assez «froid» (évidemment, je n’ai pas «répondu»). À vrai dire, pour tenter d’être «sincère», je «savais» que j’entendais «bien». Comment, ce «savoir», de quelle entente, au nom de quoi? Je ne sais pas, je «savais». Seulement touché par la gentillesse, justice sans aucun doute distributive, harassante, excessive. Le texte fort bref que je lui avais fait parvenir à son adresse personnelle (depuis très longtemps perdue, bien avant sa mort), comment l’avais-je montré à Jean-Luc Nancy? Envoyé? Donné? Je ne sais plus. J’éprouve un certain «plaisir» à songer que Nancy m’a complètement oublié. J’arrive dans cette rue dont j’ignore à présent le nom, très à l’avance. Je ne voudrais pas me perdre à la dernière minute, je repère la rue, la maison, très à l’avance. (J’oublie la lettre de J.D.) Je devine la silhouette de Nancy sur un balcon, je me retire très vite, dans un bistro. Combien de temps vais-je pouvoir rester auprès de Nancy, une heure, une heure et demie, deux heures? Je ne sais plus. Je ne sais plus très bien non plus de quoi nous «parlons». J’entends seulement sa voix, à l’instant, sa gentillesse. Il est question de la Grèce, je crois. Je ne suis pas encore «athée», Nancy ne l’est déjà plus. Évidemment pas du tout «croyant», «théiste», «catholique», je ne sais trop quoi**. Nous parlons du christianisme, de Derrida. Nancy, pour tenter d’être «sincère», finit par déclarer une «entente» qui me fait bien «plaisir», évidemment. Nous passons dans la cuisine, je me souviens très bien. Je crois que je ne fume pas, sans bien comprendre comment. Nancy me prépare un café, je me souviens très bien. Cette délicatesse est mon plus beau souvenir, quand je pense à cette entrevue. Je devine, me connaissant déjà, que je ne souhaite pas une «suite». Il est question d’une cotutelle, dans la cuisine. Je fais un peu comme si, mais je devine, me connaissant déjà, que cela ne se fera pas. Le bonheur me suffit. Parjure de l’écriture, dit Jacques Derrida. Hyperbole de J.D. (Nancy a l’Infini plus doux). Je peux lire, je me retire. Jean-Luc Nancy existe, tel que. Le bonheur me suffit. (Comme si, perdue, la lettre de J.D. ressemblait à mon nom.)

«Le chemin ascendant et descendant sont un et le même» (Héraclite, DK B60 / M 33, trad. Jean-François Pradeau). (Je serais assez heureux de pleurer, quand même.)

* Cité par Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, Écritures de soi, expatriations, José Corti, 1994, p. 9 (note 2).

** Cf. Jean-Luc Nancy, «Athéisme et monothéisme», in Gérard Bensussan et Joseph Cohen (dir.), Heidegger, Le danger et la promesse, Kimé, 2006, p. 7-24. Cf. aussi, d’abord, La Déclosion, (Déconstruction du christianisme, 1), Galilée, «La philosophie en effet», 2005.

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