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20 mai 2008

La perfection, quoique vive, qui éteint presque tout

William_Glackens1

Époque de silence. Époque où je puis me dire époque de silence, époque, de ces mots très difficiles, un silence. «Mais son silence n’avait même pas droit au silence, et par cet état absolu s’exprimait aussi bien la complète irréalité d’Anne que la présence indiscutable et indémontrable de cette Anne irréelle, de laquelle émanait, par ce silence, une sorte de terrible humour dont on prenait malaisément conscience», comme on dit*.

Séance du groupe de la Riponne, ce soir. Samedi dans trois semaines, je lirai peut-être «La plongée», avec les amis**. Qui est Lutz Bassmann? Lire la notice de Wikipédia? Le post-exotique en dix leçons, leçon onze***, quelques lignes? On verra. Le texte de ce soir est exceptionnel. Envie de me taire.

Ce très-vieux sentiment du silence, que rien n’est dit. Je ne dis presque plus rien, «dehors». Un très-vieux désir. Une pièce de Synge, je me souviens. Une bicoque, un très-vieux «couple». La femme est debout, l’homme est couché (au fond de la chambre unique, agonisant): il en a assez.

Je lis Koltès très lentement, très lentement, comme je lirais Duras. Une parole qui vient de la vie la plus intime, la moins personnelle et cependant la mieux adressée, entre le murmure et le cri, la vérité et la chose, la présence et la douleur, la face dévoilée, nocturne et cependant proférée, horrible, plus vive que toute santé, de la vie la plus nue. La phrase de Volodine n’a jamais été parfaite, le souffle non plus. La communauté tient par la force, le continu, les corps de la prose, cette visibilité où je finis par oublier l’imperfection de la phrase, comme si les voix parvenaient à traverser l’oreille, en dépit du froissement, et posséder le Sujet (à l’instar de tous les mondes). La phrase de Koltès n’est pas toujours «parfaite», mais d’une autre «imperfection», presque toujours celle de la vie la plus nue, un corps improbable, un arbre inimaginable, comme ça. «Parfaite» serait la phrase qui tiendrait comme un corps, qui serait un Corps, même ou surtout cassé?

Antoine Volodine est une «communauté». Ce que j’appelais naguère un «faux singulier» (l’essence d’un «Nom», d’ailleurs). «On ne pense jamais seul» (Gilles Deleuze? Félix Guattari? Mathias Clivaz, dans le texte de ce soir, Lodoronia Eskwander?). — Mais la pensée est seule (comme l’«écriture»).

Je me transforme encore, je crois. Un pan de tristesse supplémentaire (la rampe continue, et la fosse, aussi lointaine que «moi»). Quand je dois «accompagner» un(e) étudiant(e) dans ses «travaux», je dis souvent: «Vous allez creuser, descendre, atteindre des Espaces que vous serez seul(e) à connaître, seul(e) à “comprendre”. N’oubliez pas de dérouler et de tenir, derrière vous, un fil solide: si vous ne remontez pas, — du moins que le lecteur puisse venir vous chercher». Le «conseil» me paraît «judicieux», encore que je ne l’aie jamais suivi («personnellement»). Le «fil» a beau être «solide», il casse. Le «conseil» est idiot, «pédagogique»: le «texte» va devenir Matière, roche ou montagne que le lecteur, à son tour, etc.

«Je suis peut-être enfoui au sein des montagnes

solitaire comme une veine de métal pur;

je suis perdu dans un abîme illimité,

dans une nuit profonde et sans horizon.

Tout vient à moi, m’enserre et se fait pierre.» ****

Lire, écrire, «parler», écouter: creuser. Les Espaces qui nous «donnés» sont irrespirables. (Cela dit, ici, contre Rilke. Encore que Rilke, ailleurs, etc.)

Le vent qui souffle, quand il n’est pas trop froid, autour du crâne comme au-travers, à l’intérieur, au point que l’Espace ne tient plus tout à fait «en place»: un mouvement qui vient de très loin et nous emporte, sans «déplacement». C’est ton visage invisible, au bord de la mer: sur le rivage et cependant à l’intérieur de l’Espace (les oiseaux se jettent, emportés dans le silence et le ressac de l’Air, dans les Hauteurs),… «Mer invisible quoique proche», écrit Beckett*****. Une phrase absolument parfaite.

A-t-on jamais entendu un «quoique» aussi beau, aussi sonore, tournant, comme si la mer, invisible, devenait «proche», et le «proche», ici dans cette phrase, aussi riche que la mer, aussi sonore, aussi vide, aussi profond, aussi liquide, aussi simple que la Puissance de l’eau, devant ton visage invisible?

«Mer invisible quoique proche», la perfection calme, qui éteint presque tout.

* Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur (1950), Gallimard, «Tel», 1992, p. 73-74.

** Lutz Bassmann, «La plongée», in Avec les moines-soldats, Verdier, «Chaoïd», 2008, p. 83-94.

*** Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, «NRF», 1998.

**** Rainer Maria Rilke, Le livre de la pauvreté et de la mort (1903; trad. en 1940), trad. de l’allemand par Arthur Adamov, Actes Sud, 1982, p. 17.

***** Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Minuit, 1981, p. 11.

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